Le texte ci-dessous est la traduction du dernier article d’une série de quatorze, écrits par Konstantin Leontiev en 1888 et regroupés par la suite sous le titre «Vladimir Soloviev contre Danilevski». (Les trois premier articles de la série ont été traduits en français dans l’excellent ouvrage «Écrits essentiels» de Konstantin N. Leontiev, paru dans la série Slavica aux éditions l’Age d’Homme.)

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Le passé de l’Église, de l’État, du genre de culture, des couches sociales, de la nation, est décidément hors de notre portée, mais nous, enfants du passé vivant dans le présent, pouvons toutefois exercer une influence significative à l’intérieur du cadre délimité par ces modèles du passé; nous pouvons permettre d’accroître ou de minimiser tant leur développement futur que leur décomposition. Il est évidemment beaucoup plus aisé de contribuer à la régression d’un modèle, à la déconstruction d’un organisme, et à sa disparition finale que de contribuer à la croissance d’un modèle, au renforcement de cet organisme.

En utilisant le mot «aisé», je ne fais pas référence à ce qu’il serait plus commode ou inoffensif pour un individu d’accomplir ces actes menant au développement ou au démembrement de l’un ou l’autre organisme social soit dans la période de croissance du modèle, soit dans la période de sa désintégration. Il s’agit d’une question très complexe; chaque époque a dû et doit encore porter son lot d’afflictions, de difficultés, et de dangers aussi. Je parle des organismes sociaux comme M. Strakhov parle des organismes physiques. Ces organismes se livrent plus aisément à la dégradation qu’à un développement optimal et à la guérison.

Il a fallu à la France environ cinq cents ans pour croître de Hugues Capet à Louis XIV; mais pour dégrader son modèle d’architecture étatique de l’époque de Napoléon Ier à la République de Thiers, Grévy et Carnot, il a suffit d’à peine plus d’un demi-siècle (1815-1871). Notre cher pays natal s’est développé (c’est-à-dire, s’est différencié, s’est déployé en strates, et s’est uni en même temps, dans la foi et le pouvoir) très lentement. Environ 800 années s’écoulèrent entre la période de Saint Vladimir et celle des empereurs Alexandre Ier et Nicolas.

Sous Saint Vladimir se manifestèrent pour la première fois les caractéristiques culturelles destinées à développer (c’est-à-dire se complexifier et s’unifier) dans leur tréfonds le modèle russe d’architecture étatique et nationale. L’Orthodoxie, ainsi qu’un système patrimonial spécifique qui au cours de l’histoire accouchera naturellement de l’autocratie héréditaire, voilà les traits essentiels, les signes fondamentaux de notre modèle historique futur, dont les contours initiaux émergèrent voici déjà 900 ans.

Du Prince Vladimir aux Ivan (le Grand et le Terrible); des Ivan à Pierre et de Pierre au XIXe siècle, l’organisme Russie se complexifia encore et toujours, s’unifiant, se renforçant et grandissant. Au XIXe siècle, après Catherine II, il continua à croître, s’enrichissant de nouvelles régions, de nouvelles conquêtes, étrangères au noyau du peuple russe. L’unité du pouvoir et de la foi dominante demeura intangible, mais le mouvement d’enrichissement de la stratification interne prit fin après Catherine. Au cours du règne des deux empereurs suivants (sans prendre en compte le très court règne de Paul Ier), le processus de différentiation de la vie historique russe se poursuivit uniquement dans le sens vertical (provincial), s’il est possible de s’exprimer ainsi. Le processus de différentiation horizontale (en termes de classes sociales) s’interrompit pendant plus d’un demi siècle.

Les changements insignifiants introduits dans nos rapports entre couches sociales sous Nicolas Pavlovich et Alexandre Ier peuvent être ignorés par comparaison aux actes et niveaux de développement tels que la table des Rangs de Pierre Ier ou les chartes de la noblesse de Catherine. Les mesures de structuration des couches sociales décidées par Pierre et Catherine placèrent la vie entière de l’énorme empire dans le canevas de fer d’une discipline systématique.

Cette discipline, accoutumant les uns à l’exercice du pouvoir, les autres à la soumission, permit le développement dans toutes les couches et subdivisions de la société de caractères puissants, passionnés et réservés, complexes et entiers, délicats et rustres mais courageux. Les transitions et transferts, les sauts d’une charge vers une autres, d’une occupation vers une autre, les changements répétés de mode de vie, les carrières fulgurantes avec des chutes inattendues étaient choses rares et embarrassantes.

Tout cela était destiné aux seuls élus, aux plus riches et aux plus nobles, ou aux plus talentueux et à la volonté puissante (fut-ce à des fins mauvaises).Il suffit que nous nommions trois grands représentants de cette époque, que nous pourrions qualifier dans le cours de notre histoire, de pause afin de reprendre haleine, trois géants dans les domaines de la religion, de la gestion de l’État et de la poésie nationale, Philarète, Nicolas Pavlovich et Pouchkine, et nous aurons ainsi tout dit. Que n’ont-ils pas en commun de ce qui est fondamental, mais quelle faible ressemblance en termes de tempérament et de type de développement ! Le processus de différentiation interne fit une pause au terme d’une longue lutte contre un ennemi extérieur (la France démocratique, ayant renoncé définitivement à la différenciation).

Le processus s’interrompit et durant cette pause donna de grands fruits en de nombreux domaines. Mais après, qu’en est-il ? Après, je ne me décide pas à dire ce que dit à Levine, dans Anna Karenine, le hobereau franc et intelligent :

«L’émancipation a ruiné la Russie». Je ne le dirai pas non parce que même nos meilleurs réactionnaires ne se décideront pas à prononcer des «paroles si dures», mais parce que je ne suis moi même pas convaincu de ce que ce hobereau ait inconditionnellement raison. Que signifie «ruiner» dans un tel cas ? Ruiner signifie rapprocher au moyen de mesures dangereuses le moment de la chute finale du pouvoir, le moment de sa soumission définitive à l’étranger ou sa fusion volontaire avec l’un ou l’autre État voisin. Quand il s’agit d’un État, toute autre acception de «ruiner» est inappropriée.

Bien entendu, chacun voit clairement que non seulement la Russie est loin de tout cela, mais au contraire, son entrée dans le XXe siècle correspond à une période de supériorité sur les autres à bien des égards. Nous ne sommes pas les seuls à ressentir cela, c’est le cas des peuples que nous appelons à la fois nos adversaires et nos maîtres en matière de développement intellectuel. C’est clair. Mais ce qui l’est également, c’est que la prédominance peut être solide ou fragile, durable ou précaire. L’humiliation et la chute surviennent rapidement, et de façon inattendue pour un État d’âge aussi avancé que celui de la Russie. Nous ne pouvons souhaiter à notre patrie une domination aussi artificielle et éphémère que celle dont jouit la France de Napoléon III au cours d’une petite vingtaine d’années !

De même, le sort de l’antique république athénienne ne peut non plus être enviable. Sa prédominance ne dura qu’un demi-siècle, depuis la victoire de Platée jusqu’à la mort de Périclès (479-429). L’ascension politique de l’Allemagne contemporaine se déroula sous nos yeux. Mais maintenant, elle bande vainement ses dernières forces pour conserver son statut international élevé. Longtemps, derrière le grandiose personnage de Bismarck, on ne remarqua pas les faiblesses de l’édifice qu’il avait érigé, mais le géant s’en est allé et l’Allemagne cessa peu à peu d’être effrayante. Nous ne faisons pas non allusion à une telle domination éphémère et même inutile.

J’ai dit clairement que non seulement nous sommes loin de l’effondrement, mais que la Russie entre au XXe siècle dans une période de prééminence multiple sur les autres. Toutefois, ce n’est pas parce qu’à l’instar de nombreux autres, je vois cette supériorité croissante, que je me réjouisse pour autant de façon inconditionnelle de cette prééminence.

Car seule est souhaitable cette supériorité extérieure qui permettra notre indépendance intérieure vis-à-vis de l’Europe démocratique et «pourrissante». Les réussites et succès extérieurs nous sont utiles pour ce que nous appelons «l’essor spirituel» intérieur, ils sont nécessaires au renforcement de notre conscience nationale, pour le redressement des fragiles fondements de notre développement intérieur, de notre discipline interne. Ni l’Athènes de Thémistocle et Périclès, ni la France des deux Bonaparte ne doivent nous servir de modèles, mais Rome, et l’Angleterre d’antan, qui toujours «se hâtait lentement».

Il faut bien mourir à un moment ou l’autre ; sur cette terre, aucun organisme social n’échappe à la destruction et à la disparition, fût-il État, culture ou religion. Le Sauveur a prédit la destruction du christianisme lui-même sur cette terre, et ceux qui prophétisent le succès total et sans précédent de «l’Église militante» (c’est-à-dire terrestre), prophétisent une forme d’hérésie, non seulement contraire à l’enseignement du clergé orthodoxe, mais aussi à l’enseignement de l’Évangile.

Un jour, la Russie périra. Et même lorsque du regard intérieur de l’esprit on embrasse le globe terrestre entier et la composition de toute sa population, on voit qu’il ne faut s’attendre à trouver nulle part une peuplade nouvelle, inconnue, à l’esprit puissant, car il n’en reste plus au sein de l’humanité évidemment vieillissante. Et la Russie ne pourra périr que selon deux voies, soit, de l’Orient, de l’épée des chinois s’éveillant, soit à travers une fusion volontaire dans une fédération républicaine paneuropéenne (Cette dernière issue pouvant être facilitée par la formation d’une union libérale panslave et sans classes).

Il est une troisième issue possible, que les européens qui nous sont hostiles considèrent depuis longtemps avec effroi et aversion :

«la Russie est une sorte de gigantesque Macédoine qui, profitant des dissensions entre peuples occidentaux, les soumettra tous progressivement à son pouvoir monarchique». Pour autant que je sache, on ne nous a pas trouvés dignes du titre de Rome. A première vue, ces européens pourraient avoir raison. La Macédoine ne disposait ni de ses propres institutions, ni de ses propres goûts et mœurs. Elle avait seulement la forte habitude du puissant pouvoir de l’empereur. Nous ne décelons au cours de son histoire aucune autre caractéristique dans d’autres domaines. Faible, accommodante en matières de mœurs, d’existence et de goût, Rome fut forte non tant du pouvoir de l’autocratie que des institutions qu’elle avait élaborées avec profondeur. Grâce à l’influence pédagogique de ces institutions propres, le pouvoir autocratique s’établit en temps opportun dans l’État romain et se maintint en Occident pendant cinq siècles entiers (d’Auguste à Romulus Augustule) ; en Orient, il fut transmis à Byzance pour un millénaire. La religion et les mœurs différaient, la loi demeurait.

Nous n’avons pas de telles lois et institutions propres et qui prévalent sur tout. De ce point de vue, nous ne pouvons rien à enseigner à personne. Notre pouvoir impérial est durable (maintenant, après les réformes égalisatrices) non tant à cause d’institutions propres et sages, que par nos sentiments et nos nécessités vitales. De ce côté, nous sommes plus proches de la Macédoine que de Rome, mais nous avons, outre l’habitude et l’amour de l’Autocratie, qui coulent dans le sang de la majorité des russes, quelque chose de grand que la Macédoine n’avait pas. Nous avons notre propre religion, qui au fil des temps pourrait acquérir une signification mondiale.

Actuellement, l’Orthodoxie a, selon l’essence de son enseignement, un sens mondial, mais elle n’a pas encore exprimé par notre intermédiaire la signification que nous serions en droit de qualifier de vraiment mondiale. Ni les peuple d’Occident, ni les foules asiates n’ont fait le pas vers elle. Et nous ne savons s’ils le feront. Mais nous sentons et nous savons même, que s’approche rapidement le moment où deux grandes questions, deux courants puissants s’empareront de l’humanité et la captiveront, peut-être, au détriment de tout le reste… «Du pain et des jeux!» hurlaient les foules romaines. «Du pain et la foi, fût-ce au prix d’une forme nouvelle de servitude!», crieront bientôt tous les peuples d’Europe!

Heureux et puissant sera alors le peuple dont la foi et l’habitude d’obéir seront plus fortes que celles des autres… Seront-elles alors plus fortes chez nous que chez tous les autres…? Certains signes l’indiquent, il y a de l’espoir. Il y a aussi les signes, bien connus, du contraire. Les exemples des uns et des autres ont été si nombreux au cours des dernières années, que la seule énumération toute sèche de ces exemples pourrait remplir un livre passablement épais.

Et si on me demandait quel serait en conscience ma conclusion la plus secrète et selon mon cœur, à partir de ces exemples contradictoires, je ne saurais que répondre ! Je dis «selon mon cœur», car une conclusion intellectuelle serait aujourd’hui aussi impossible que le fut, par exemple, à l’époque des iconoclastes, toute prophétie annonçant quelle conviction prendrait le dessus, celle de Léon l’Isaurien ou celle de Théodore Studite. Et même cette conclusion trouble, selon mon cœur, accessible aujourd’hui, elle est indécise.

A la question de ce qui selon mon cœur devrait prendre l’ascendant dans un futur plus très éloigné, entre ce que j’aime ou ce que je hais (c’est-à-dire la foi, l’autorité et l’inégalité des droits ou l’absence de foi, l’absence d’autorité et l’égalitarisme?), je serais forcé de répondre : «Je ne sais pas !». Car l’amour puissant envers les idéaux de la foi, de l’autorité et de l’inégalité est une chose, mais le ferme espoir qu’ils se réalisent dans la vie, même de façon incomplète, en est une autre.

«Les organismes sociaux sont semblables aux organismes physique»… Uns différentiation harmonieuse leur est nécessaire ; ils vivent des vies d’aspects variés au sein d’une foi et sous une autorité uniques. «Il est plus aisé de nuire à un organisme que d’agir à son profit». Il est plus facile de mutiler un organisme que de contribuer au développement le plus complet de son type ! Notre organisme, depuis la soixante et unième année du siècle, est malade du libéralisme égalitaire, c’est-à-dire de la tendance à un régime chaotique et très instable, que Spencer nomme décomposition. Maintenant, nous le soignons. Non seulement nous le soignons, mais nous rêvons de mener son type jusqu’au développement le plus complet, dont parle M. Strakhov. Mais il faudra d’abord le guérir de l’égalitarisme et du mélange – des classes…

En l’absence d’une forte hétérogénéité à l’intérieur de la nation, sans cette différentiation sociale à ‘intérieur d’une seule foi et sous une seule autorité, il n’y aura ni robuste stabilité, ni isolement extérieur provisoire de la nation, sans lesquels il est impossible de générer une vie nationale, de dominer politiquement.

Le guérirons-nous ?

Des gens sots et frivoles, il y en a tant !

Des gens forts et réellement sages, il en est si peu !

Les Patrocle gaillards de la réaction se meurent. Les méprisables Thersite du progrès démocratique sont sains et saufs…

Source.